Crée le 07-01-2013 09H20 | AFRIQUE REDACTION | REDACTEUR EN CHEF : ROGER BONGOS | SITE PANAFRICAIN |ACTUALITE NATIONALE, AFRICAINE ET INTERNATIONALE. Mis à jour le jeudi 07-01-2013 - 13H34 PAR: MARIANNE
Contre enquête sur la mort de deux gendarmes français en 1994, le rôle de Paris et les accusations du quotidien.
wanda : Trois fantômes et un mystère. Voilà un titre de polar, de film noir. Voilà en réalité la « Une » de Libération, le 9 janvier dernier, ouvrant rien moins que trois pages d'enquête, enrichies d'un édito commis par un directeur adjoint de la rédaction. Donc forcément du « lourd », selon le jargon en vigueur dans la profession. Et comment ! Libération, dont la perception de la tragédie rwandaise a certes varié au fil des années et des journalistes en charge du dossier, estime avoir levé un sacré lièvre, de nature à « renforcer les doutes sur le rôle de Paris. » Entendez : un indice supplémentaire, et de taille, de l'implication de l'armée française, et des autorités politiques de l'époque, aux côtés des génocidaires hutus.
Pour parvenir à cette conclusion, partagée depuis deux décennies par un petit groupe de journalistes et d'avocats aux certitudes sans appel, le quotidien est revenu sur une affaire jamais élucidée à ce jour : le décès « dans des circonstances étranges » de trois Français à Kigali, peu après l'attentat contre l'avion du président rwandais hutu, Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994, événement déclencheur du génocide de 800 000 Tutsis et Hutus modérés.
Il s'agissait de l'adjudant-chef Alain Didot, un gendarme, de son épouse Gilda et de l'adjudant-chef René Maier, un gendarme également, dont les corps furent retrouvés dans la villa des premiers entre les 12 et 13 avril 1994 avant d'être rapatriés vers la France le 15 avril, via Bangui au Centrafrique.
Scoop ou pas scoop ?
Le « scoop » de Libé ? Le certificat de décès « d'au moins une des trois victimes » est un faux, daté du 6 avril, le jour même de l'attentat, alors que les meurtres ont été commis deux jours plus tard le 8 avril. Ce document, apparemment trafiqué, porte la signature du médecin militaire Michel Thomas, en poste à Bangui à l'époque des faits, lequel a été entendu en mai dernier par les enquêteurs travaillant sous l'autorité du juge Marc Trévidic qui a hérité de son collègue Jean-Louis Bruguière l'instruction ouverte grâce aux plaintes des diverses familles des victimes de l'attentat.
Or, au cours de cette audition, le médecin Michel Thomas a démenti être l'auteur du certificat bidon. Et ce d'autant plus vigoureusement que celui-ci mentionne curieusement le nom de Jean Maier au lieu de René Maier et évoque un décès « accidentel », causé par des « balles d'armes à feu », alors que les cadavres portaient aussi des blessures à l'arme blanche. Peut-être des coups de machette.
Un scoop donc ? Et bien pas vraiment en fait puisque Libération avait déjà fait état de ce faux certificat… il y a 17 ans, dans un article du 6 avril 1996 que le journaliste Stephen Smith, alors en charge du dossier Afrique au quotidien, consacrait à l'ouvrage « Rwanda : trois jours qui ont fait basculer l'histoire » du chercheur belge Filip Reyntjens. De cette affaire Stephen Smith tirait, il est vrai, des conclusions diamétralement opposées à celles qu'avance aujourd'hui son ancien journal.
Bien avant eux, le 28 juin 1994, Le Monde s'était pareillement étonné de l'étrange caractérisation de « mort accidentelle », comme d'ailleurs, depuis, bien d'autres articles et publications consacrés au génocide. Comment expliquer alors le soudain regain d'intérêt que Libération porte à l'affaire ?
L'auteur de l'article du 9 janvier dernier, raconte avoir pris connaissance… à Kigali, d'un « compte rendu, reprenant l'essentiel du procès-verbal » (celui du docteur Miche Thomas, ndlr) et dans lequel le juge Trévidic jugerait les faits incriminés « gravissimes » et surtout, précise le journaliste, « de nature à réorienter sa propre enquête. » Outre que le procès-verbal en question a été normalement versé à la procédure consultable… à Paris, celle-ci, selon nos informations, ne comporte aucun « compte rendu » de ce type, agrémenté d'éventuelles appréciations du magistrat. Un exercice qu'un juge d'instruction ne s'autorise en général qu'en fin de procédure, dans les conclusions qu'il adresse aux différentes parties.
Pourtant Libération n'en démord pas : l'audition du médecin militaire Michel Thomas, ses révélations sur un maquillage (déjà largement connu), « jette ainsi un trouble singulier sur le rôle joué par la France au moment de l'attentat. »
La thèse du quotidien est la suivante : la rédaction d'un faux certificat concernant un militaire français, supposait forcément l'aval de « certains responsables à Paris. » Lesquels ? L'état-major des armées, le ministère de la Défense, le Premier ministre ? François Mitterrand en personne ? Libération n'est pas en mesure de répondre mais, pour bien montrer que cette drôle d'histoire sent mauvais, nos confrères croient disposer d'une autre cartouche : à l'époque, l'armée aurait dissuadé les familles Didot et Maier d'essayer d'en savoir plus sur le sort funeste des trois victimes.
Joint par Marianne, Gaëtan Lana, le frère de feu Gilda Didot, nous a confirmé qu'effectivement ses parents ont bien reçu la visite d'un gradé, « en uniforme », peu après les funérailles, les invitant à ne pas se retourner contre l'armée. Aujourd'hui il aimerait certes comprendre pourquoi mais se garde d'émettre un avis tranché sur les raisons de cette démarche. Ce qui n'est en revanche pas le cas de Libération. « Qu'est ce que Paris veut cacher dans ce drame ? » questionne le journaliste auteur de l'article. Apparemment, dans son esprit, quelque chose de grave, très grave. Pour tout dire un authentique scandale d'Etat ! Examinons donc les arguments.
Qui a tué les Français ?
Officiellement, d'après le rapport parlementaire sur le Rwanda, le gendarme Alain Didot était un « spécialiste de haut niveau dans la réparation des postes radio » et l'un des « vingt quatre assistants militaires techniques restés au Rwanda après le départ des troupes de Noroît le 15 décembre 1993 (chargées de l'évacuation des ressortissants français ndlr.) » Bien que n'étant pas d'après ses supérieurs un spécialiste des écoutes, Didot possédait à titre personnel un équipement lui permettant « d'avoir des liaisons correctes (…) dans un rayon de dix kilomètres. » Maier aussi était un spécialiste radio. Du coup, Libération fait mine de s'interroger : « Aurait-il surpris des discussions qu'il n'aurait pas dû entendre ? Que savaient-ils Que soupçonnaient-ils lorsque l'avion du Président (Habyarimana) est abattu, le 6 avril au soir ? »
Tout l'art de ce questionnement est de suggérer sans affirmer. Suggérer, par exemple, que Didot et Maier auraient peut-être, le 6 avril, intercepté une communication des Forces armées rwandaises (FAR), l'armée loyale au régime d'Habyarimana, relative à l'attentat que les extrémistes hutus venaient de commettre contre leur président, prétexte pour lancer le génocide contre les Tutsis… Les deux gendarmes l'auraient alors payé de leur vie… Pour le quotidien, tout s'expliquerait alors : les faux certificats, les pressions de l'armée sur les familles, l'embarras général de là France dans une affaire dont elle serait plus ou moins complice…
Voilà en effet une grave, très grave accusation. Certes elle n'est pas clairement formulée, sauf que Libération apporte peu, sinon aucun crédit à l'autre option, pourtant généralement considérée comme beaucoup plus vraisemblable, à savoir l'implication, non des FAR mais de leurs ennemis rebelles du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagamé, dans la mort des trois Français. L'article évacue cette hypothèse en deux lignes : « Longtemps a prévalu la thèse d'une « bavure » du FPR, qui aurait tué les Didot et les Maier en les prenant pour des espions. Mais dans ce cas pourquoi Paris aurait-il empêché l'enquête ? »
La piste du FPR de Paul Kagamé
Mais quelle enquête au juste ? Quel type d'enquête l'armée française aurait-elle pu diligenter sur la mort de trois ressortissants français alors que le désordre régnait dans Kigali et que les réfugiés affluaient à l'hôtel Méridien ? Parmi eux d'ailleurs deux familles rwandaises dont les témoignages ne figurent pas dans l'article de Libération. Et pour cause : ils sont accablants pour le FPR ! Les voici, tels qu'évoqués, succinctement et de manière imprécise, dans le Rapport parlementaire sur le Rwanda : «vers 19h (nous sommes le 8 avril, ndlr) l'ambassadeur à Kigali rend compte en ces termes de l'assassinat des époux Didot : cinq Rwandais qui viennent d'arriver à l'hôtel Méridien ont indiqué qu'ils étaient réfugiés chez M. et Mme Didot lorsque des soldats du FPR sont entrés, les ont fait sortir (ils sont Tutsis) et ont abattu les Didot.
En réalité les Rwandais en question n'étaient pas Tutsis mais Hutus ou plus exactement, pour certains, de mère tutsie et de père hutu. Deux familles exilées depuis de nombreuses années hors du Rwanda, l'une surtout en France, l'autre entre la Belgique et l'Allemagne. La première avait déjà eu l'occasion de témoigner dans un livre que le journaliste et enquêteur Pierre Péan, devenu la bête noire de Libération, a consacré à la tragédie rwandaise. L'autre n'avait jamais eu l'occasion de le faire. Marianne s'est longuement entretenu avec les uns et les autres et a tenté de reconstituer les évènements ayant abouti à l'assassinat des trois Français. Pour des raisons de sécurité (certains proches sont encore au Rwanda) nous devons respecter leur anonymat mais ils se disent prêts à confirmer leurs dires devant le juge Trévidic si nécessaire.
Que s'est-il vraiment passé les 7 et 8 avril 1994 ?
Le 7 avril 1994, Pascaline I.* est à son domicile avec ses cinq enfants. Sa maison est située à mi-chemin de la Garde présidentielle du président Habyarimana, siège des FAR loyalistes, et du CND, les locaux du Parlement , investis eux par les dirigeants et les combattants du FPR et de sa branche armée l'APR (Armée patriotique rwandaise).
Pour la situer sur l'échiquier politique de l'époque, son mari est un haut fonctionnaire, proche de Faustin Twagiramungu, le fondateur du MDR (Mouvement démocratique rwandais), Hutu modéré favorable au dialogue avec le FPR, opposé au président Habyarimana mais qui devint son Premier ministre dans le « gouvernement de transition à base élargie » prévu par les accords d'Arusha (Tanzanie). Le dit mari faisait partie de la délégation rwandaise qui s'était rendu quelques jours auparavant à Dar es Salam, en Tanzanie, pour discuter à nouveau des crises rwandaises et burundaises. Mais le 6 avril il n'était pas rentré à Kigali dans le Falcon d' Habyarimana, abattu par un missile alors qu'il s'apprêtait à atterrir sur l'aéroport de Kigali.
Le 7 avril la tension est donc montée d'un cran après l'attentat de la veille. Apparemment, le FPR/APR contrôle désormais la zone où se trouve la maison de Pascaline I. Affolée, cette dernière décide de se réfugier avec ses enfants et sa jeune domestique dans celle, voisine, des Didot, un couple de Français avec lesquels elle a toujours échangé des salutations polies. Ils sont absents mais leur ami, le gendarme René Maier, garde le domicile et accepte de leur ouvrir. A l'intérieur, il y a déjà une autre famille, 4 frères et sœurs et leurs deux domestiques qui occupent d'ordinaire une maison située entre celles de Pascaline I. et des Didot. Leur profil « politique » est à peu près identique puisque le père est lui aussi membre du MDR et participait également au sommet de Dar es Salam où il est resté. Peu après, les Didot reviennent chez eux et tout le monde s'entasse tant bien que mal dans les pièces et corridors pour passer la nuit. Le lendemain 8 avril, en fin de matinée, plusieurs soldats se présentent devant le domicile des Didot.
«Des FPR, reconnaissables à leur tenue, le doute n'était pas permis » indique S., une des sœurs de la seconde famille. Les miliciens ordonnent sèchement aux Français de s'asseoir et, sans les brutaliser, les questionnent sur la présence d'armes dans la maison. Tous les Rwandais, familles et domestiques, doivent partir mais avant le chef d'équipe a vérifié l'identité de Pascaline I. auprès d'un supérieur : le patronyme de son mari, connu pour être favorable au dialogue, leur a semble-t-il épargné de plus graves ennuis.
Tous se réfugient à son domicile. « Quand on les a abandonnés, les Français avaient peur, on l'a vu sur leurs visages. » Deux ou trois heures plus tard, un des domestiques sort et, par une brèche dans la clôture mitoyenne aux deux maisons, tente de voir ce qui se passe chez les Didot : gisant près du cadavre de leur chien, les Français ont été abattus et portent des blessures faites à l'arme blanche. Cette fois il faut fuir. Sous la conduite de Pascaline I. tous veulent rejoindre le Méridien. Ils croisent à nouveau des miliciens du FPR, demandent leur aide. La palabre est tendue mais finalement on les accompagne jusqu'à l'hôtel. « Il y avait des miliciens du FPR partout, cachés dans les rigoles et notre escorte devait prononcer un mot de passe pour continuer » explique S.
Certains resteront encore de longs mois au Rwanda avant de rejoindre l'Europe via divers pays africains. Même si elles n'ont pas directement assisté au drame, Pascaline I. et S. sont formels : le 8 avril, aucun soldat des FAR (l'armée loyaliste) n'était visible dans le secteur, pas plus que d'éventuels pillards qui auraient pu profiter des troubles en cours pour s'introduire chez les Didot et les tuer. Leur conviction est claire et nette : seuls les miliciens du FPR ont pu matériellement commettre l'exécution de leurs voisins français.
Reste une inconnue: qui a rédigé le certificat de décès bidon, antidaté au 6 avril ? Et dans quel but ? Que le juge Trévidic veuille éclaircir ce point semble en effet assez légitime. Mais pas forcément « de nature » a réorienter son enquête dans un sens ou un autre. Dans un polar il faut un clap de fin. Pour ce qui est de la tragédie rwandaise, du moins quant aux auteurs de l'attentat contre Habyarimama ou le meurtre de trois concitoyens, il est encore trop tôt…
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